Six semaines à Bagdad sous l'occupation

Gert Van Moorter

Geert Van Moorter a séjourne en Irak juillet at août. Un témoignage exclusif sur la vie quotidienne sous l'occupation et sur les nombreuses formes de résistance.

Pol De Vos (Solidaire)
20-08-2003

La situation à Bagdad

Les cicatrices continuent à faire mal
Une occupation sans perspective
La résistance irakienne connaît de multiples formes
Soutien à la résistance irakienne. Que faire?

Le président Bush dit que la situation à Bagdad s'améliore chaque jour. C'est ce que vous avez également remarqué?

Geert Van Moorter. On a d'abord l'impression que tout va plus ou moins bien. La vie suit son cours, de nombreux magasins sont approvisionnés. Seules, les Jeeps américaines détonnent. Mais dès que le soir tombe, toute illusion disparaît: avant la guerre, la ville s'animait à la tombée de la nuit. Jusqu'à 1 ou 2 heures du matin, des groupes de gens bavardaient et rigolaient dans les rues. Aujourd'hui, la nuit, Bagdad est une ville morte. D'ailleurs, les Américains ont décrété une interdiction de sortie qui prend effet à partir de 23 heures.

J'ai bien vite remarqué que la population souffre encore terriblement des retombées de la guerre. Les Irakiens ne comprennent pas comment il se fait que, quatre mois après la fin officielle du conflit, il n'y ait toujours que quelques heures d'électricité par jour. Il y a toujours d'énormes problèmes avec l'eau potable. L'approvisionnement en gravement perturbé. Plusieurs personnes m'ont dit qu'après la dévastatrice première guerre du Golfe, en 91, alors que la majeure partie du pays était restée sous contrôle du gouvernement irakien, tous ces problèmes avaient été résolus en moins de deux mois. Aujourd'hui, toute la structure administrative du pays est sens dessus dessous. La plupart des services publics et des ministères sont toujours à l'arrêt. Les entreprises d'Etat sont fermées. Ils sont des centaines de milliers à avoir perdu leur boulot et tournent plus ou moins en rond. De quoi vivent-ils? Aucune idée, ils ne doivent plus avoir d'économies, après deux guerres et douze ans d'embargo. Par chance, le programme «de la nourriture contre du pétrole» fonctionne plus ou moins. Environ 80% de la structure de distribution mise en place par le précédent régime semble encore exister. L'un dans l'autre, naturellement, c'est une piètre consolation.

Mais on a pourtant installé un «gouvernement provisoire», non? Celui-ci n'arrive-t-il pas à résoudre les problèmes?

Geert Van Moorter. Toutes les personnes avec qui j'ai parlé n'avaient que mépris à l'égard de ce conseil des 25 qui, aujourd'hui, prétend diriger le pays. «Dans le temps, nous avions un Saddam, aujourd'hui, nous en avons 25», ricanait quelqu'un. «La plupart sont des profiteurs qui ont séjourné des années à l'étranger. Ils sont entrés à Bagdad avec les chars américains.» Ce sont les Américains qui tirent les ficelles. Les prétendus «ministres» n'ont strictement rien à dire.»

Les cicatrices continuent à faire mal

Les gens parviennent-ils à oublier la guerre? Peuvent-ils se défaire de l'inquiétude et de la tension de ces jours?

Geert Van Moorter. Bien des gens sont encore confrontés quotidiennement aux conséquences des bombardements. Ainsi, j'ai pu revoir Mohammed Ali Sarhan. Pendant la guerre, il a perdu ses deux jambes. Le 7 avril, dans une ambulance qui se rendait à l'hôpital Yarmouk de Bagdad, il accompagnait sa femme au dernier stade de la grossesse et une autre femme sur le point d'accoucher. C'est alors qu'ils ont été pris pour cible par un char américain. Mohammed a été éjecté de l'ambulance, les deux femmes et les bébés sur le point de naître ont péri carbonisés. Lorsque des témoins de la scène ont voulu aider Mohammed, ils se sont fait tirer dessus.

Dernièrement, j'ai pu réunir des témoignages supplémentaires du père et de l'autre femme enceinte. Ils se trouvaient également dans l'ambulance. La sur est toujours en convalescence suite à ses brûlures graves et à une lourde fracture. Ils confirment l'histoire: c'est sans raison que les Américains ont tiré sur l'ambulance. >

Une occupation sans perspective

Comment les gens vivent-ils la présence de l'armée américaine?

Geert Van Moorter. Une interprète m'a dit: «Je me sens comme une étrangère dans mon propre pays. Chaque fois que je vois des Américains, je me sens gagner par la colère.» Elle m'a raconté comment, avant, elle menait une vie sociale très riche. Mais aujourd'hui, elle ne sort plus le soir. Elle n'ose même plus rouler en voiture.

Les soldats américains sont arrogants. Ceux qui affichaient une attitude neutre ou un tantinet positive à l'égard des Américains parce qu'ils avaient chassé Saddam Hussein savent aujourd'hui que l'armée américaine n'est pas venue pour les aider. A l'aéroport international de Bagdad, des milliers de personnes sont détenues. Toute personne «suspecte» est arrêtée et, souvent même, abattue sans sommation. Je suis allé voir un garçonnet de 10 ans, qui s'était fait tirer dessus à un poste de contrôle. Il a eu l'épaule totalement déchiquetée et il est handicapé à vie. Mais ce garçon n'a nulle part où aller.

La Police militaire américaine, censée poursuivre les exactions de l'armée, ne lève pas le petit doigt pour empêcher les abus de pouvoir et les agressions commises par les soldats américains. Quand j'ai demandé à l'un d'entre eux comment ils réagissaient lorsqu'ils recevaient des plaintes de la part d'Irakiens, sa réaction a été: «C'est la guerre, mec!»

Comment les soldats américains considèrent-ils leur présence en Irak?

Geert Van Moorter. Un soldat m'a dit qu'ils ne pouvaient consommer aucune nourriture ou boisson locales. Uniquement leurs propres rations. C'est évidemment intenable.

J'avais une conversation cordiale avec un soldat dans une Jeep. Il portait un casque très lourd et une épaisse vareuse pare-balles. Il faisait plus de 40°C. J'étais là dans un T-shirt. Je lui ai fait signe pour lui dire que j'avais très chaud et lui ai demandé s'il n'étouffait pas sous son barda. Réponse: «Y pas qu'ça. J'ai moi-même l'impression d'être un prisonnier. Nous ne pouvons pas quitter notre Jeep, nulle part nous ne sommes en sécurité.»

La résistance irakienne connaît de multiples formes

Qu'avez-vous remarqué de la résistance?

Geert Van Moorter. Naturellement, il y a de nombreuses actions de protestations et manifestations. Celles-ci sont organisées pour des raisons très diverses. Les sans-emploi, les familles des gens qui ont été arrêtés sans raison, les habitants qui réclament l'eau et l'électricité, les militaires qui n'ont plus été payés depuis des mois Ensuite, il y a naturellement la résistance armée. Régulièrement, j'entendais des explosions, surtout en plein jour. Début juillet, j'étais à l'hôtel Palestine lorsque, de l'autre côté du Tigre, dans le quartier présidentiel, une bombe a éclaté. J'ai senti les trépidations, des nuages de fumée s'élevaient. Bien vite, des hélicos se sont mis à aller et venir, ainsi que des camions. J'ai également pu voir un camion de l'armée américaine incendié. Trois heures environ après l'attentat, j'y étais. Il faut être rapide pour voir quelque chose, parce que les Américains escamotent toujours le plus vite possible Ce n'est un secret pour personne que le nombre officiel des victimes américaines est toujours sous-estimé. Rien qu'au cours de mes quinze premiers jours en Irak, début juillet, j'ai appris via des témoignages directs qu'il y avait eu 16 Américains tués.

Peut-on dire que la résistance s'intensifie?

Geert Van Moorter. J'ai eu l'impression qu'elle s'organisait de mieux en mieux: les actions ont davantage d'ampleur, ce qui requiert plus de préparatifs. On m'a parlé d'entraînements militaires qui étaient organisés par des officiers et des généraux de l'ancienne armée. Dans certaines régions, on collecte ouvertement de l'argent pour soutenir la résistance. J'ai eu sous les yeux plusieurs tracts imprimés contre l'occupation américaine. L'opposition politique se renforce et se manifeste avec des points de vue plus tranchants. Fin juillet, le pouvoir colonial a fermé trois journaux parce qu'ils critiquaient les Américains et qu'ils parlaient des succès de la résistance.

Fermez la page pour retourner.