Chercher et Détruire, Deuxième Étape de la Guerre US en Irak

Mohammed Hassan

Pas un seul jour ne passe sans que la résistance irakienne à l’occupation US ne se manifeste. Plus de 120 GI ont été tués en Irak depuis le 1er mai, date à laquelle Bush annonçait la fin de la guerre. Mohammed Hassan, marxiste afro-arabe spécialiste du Moyen-Orient, explique pourquoi l’Irak entre dans la deuxième étape de la guerre d’occupation US.

David Pestieau
08-08-2003

La reconstruction de l'Irak et la guerre de propagande
L'absence de pouvoir du conseil gouvernemental irakien
Israël prend place en Irak
La résistance limitée au centre du pays?
Le meurtre des deux fils de Saddam
La deuxième étape de la guerre

Le 25 juin, dans une interview à Solidaire reprise par le grand journal asiatique Asia Times, Mohammed Hassan affirmait notamment: «Il y a aujourd'hui deux gouvernements en Irak. Il y en a un qui dirige le pays la journée, par l'occupation et la terreur militaire et psychologique qu'il essaie d'imposer. Et puis, il y a une sorte de gouvernement qui agit quand les Américains dorment. Celui d’une résistance large contre l’occupation.»

Tous les éléments, encore embryonnaires fin juin, se sont confirmés à une grande échelle depuis lors. La résistance est de mieux en mieux organisée, plus de 120 GI ont été abattus et le mécontentement est tellement grand à la base de l’armée US que des soldats ont exigé publiquement la démission du ministre de la défense Rumsfeld. Cinquante jours après notre dernière interview, nous lui avons demandé comment la situation avait évolué.

Bremer, l’administrateur US en Irak, doit admettre l’existence de la résistance mais affirme, dans le même temps, que son administration a enregistré des progrès dans la reconstruction de l’Irak...

Mohammed Hassan. Le but des États-Unis en Irak est le contrôle du pétrole au bénéfice des multinationales du secteur. Il est aussi de reconstruire l’Irak sur le dos des Irakiens au bénéfice de multinationales US de la construction, de la métallurgie, des télécoms. Pour un montant de 100 milliards de $ (88,5 milliards d’euros): un montant supérieur au plan Marshall, le plan de reconstruction de l’Europe occidentale après guerre.

L’Irak était, qu’on le veuille ou non, un État-providence. Les revenus du pétrole servaient à financer le réseau d’écoles, d’hôpitaux... Si les États-Unis veulent s’accaparer les revenus du pétrole, ils doivent détruire cet État-providence. Et cela ne peut mener qu’à l’appauvrissement généralisé de la population, comme on le voit dans les pays pro-US du Golfe: en Arabie saoudite, 30% de la population vit déjà en-dessous du seuil de pauvreté.

Selon la presse américaine elle-même, Bush a signé, il y a deux mois, un arrêté accordant une totale immunité aux compagnies pétrolières US présentes en Irak. Même s’il peut être prouvé qu’elles ont commis des violations des droits de l’homme, corrompu des officiels irakiens ou causé des dommages environnementaux.

Bremer n’a aucune connaissance sérieuse de l’histoire de l’Irak et du monde arabe. Il est empreint d’un chauvinisme sans borne. Même les Irakiens les plus anti-Saddam et pro-US l’admettent. Ainsi Ahmed al-Rikabi, le directeur de Radio Free Iraq, a démissionné ce 5 août. Cet agent irakien pro-Us était arrivé à Bagdad via un avion spécial pour mettre sur pied une nouvelle télévision et radio irakienne.

Il affirme aujourd’hui que les États-Unis sont en train de perdre la guerre de la propagande. «Les États-Unis contrôlent l’information en Irak, mais personne ne les croit», dit-il. Il ajoute que «Saddam réussit mieux à faire passer son message en diffusant ses messages audios via les télévisions al-Jazeera et al-Arabiyya.»

Un fameux professeur irakien d’économie habitant les Pays-Bas est revenu d’Irak et a déclaré: «J’ai été là pour proposer mon aide, mais ce Bremer n’écoute rien de ce qu’on lui dit.» Il agit comme les anciens administrateurs de l’époque coloniale.

La base sociale pour l’occupation US diminue d’ailleurs de jour en jour. Le nombre de collaborateurs, qu’ils soient intellectuels ou policiers, déclinent. Ils accusent les États-Unis: «Vous voulez tout contrôler, vous ne nous laissez pas faire notre travail». Le courant nationaliste s’élargit suite à l’augmentation vertigineuse des arrestations quotidiennes, des disparitions et des exécutions arbitraires. Les vieux reparlent de la résistance de l’époque coloniale, les jeunes découvrent une réalité qu’ils ne connaissaient qu’à travers les livres.

Saddam Hussein l’avait affirmé au moment de la guerre: «Vous verrez de vos propres yeux ce que feront ces salauds et alors vous saurez qu’il faut tout faire pour les chasser de chez nous».

Bremer affirme pourtant à avoir mis sur pied un conseil gouvernemental irakien représentant toutes les couches de la société irakienne...

Mohammed Hassan. Mais sur quelle base ce conseil a-t-il été mis en place?

Sur la base classique du colonialisme US: le fédéralisme ou davantage le tribalisme. Selon cette vision, la société est divisée en clans, en différentes sectes religieuses. Le but: briser la conscience nationale irakienne. Aussi, le conseil est-il divisé en prétendus représentants sunnites, chiites, kurdes, turkmènes, chrétiens. Les Américains affirment qu’il y a une minorité sunnite et une majorité de chiites. Les Irakiens leur répondent: les avez-vous compté? Et sur quelle base, avec quel recensement? Pour soi-disant rendre le pouvoir à la majorité chiite opprimée par la minorité sunnite autour de Saddam, les États-Unis leur ont attribué 15 des 25 postes du conseil.

Et ce conseil n’a aucun pouvoir de décision. Ce sont des conseillers de l’administrateur Bremer, dans la tradition de l’ancien colonialisme britannique en Inde ou au Nigéria. Les notables locaux y donnaient des conseils à l’occupant: «Nous demandons que les traditions religieuses soient respectées, nous conseillons que la police locale soit organisée ainsi et ainsi...»

Le comble est que ce conseil ne peut même pas débattre de deux questions clés: la Banque centrale d’Irak et l’industrie pétrolière, qui sont du ressort exclusif de la puissance occupante.

Ce conseil irakien semble être mis en place pour donner une légitimité à l’occupation...

Mohammed Hassan. Mais c’est loin d’être gagné pour les Américains. Au sommet de la Ligue arabe, ce 5 août, aucun État arabe n’a reconnu ce conseil en tant que représentant de l’État irakien, comme il n’est pas reconnu à l’ONU. Les États-Unis essaient d’occuper le terrain, de nommer des nouveaux ambassadeurs irakiens à l’étranger mais, pour l’instant, c’est une défaite diplomatique sur toute la ligne.

D’un autre côté, les relations entre le pouvoir occupant en Irak et Israël semblent se renforcer. N’est-ce pas inquiétant?

Mohammed Hassan. Certainement. Israël est le gardien local des intérêts US dans la région. Or il y a aujourd’hui des liaisons directes entre Bagdad et Tel-Aviv. Des Israéliens d’origine irakienne, qui ont quitté le pays dans les années 50, viennent réclamer leurs biens. Un centre d’études israélien a vu le jour en plein Bagdad.

Israël veut prendre place économiquement en Irak pour être certain que la force économique indépendante de l’Irak décline. N’oubliez pas que selon les forces d’extrême droite israélienne, le grand Israël devrait s’étendre du Nil en Égypte à l’Euphrate en Irak! Ce qui confirme les paroles de Saddam qui affirmaient que l’agression US était une conspiration américano-sioniste.

Les médias occidentaux affirment que la résistance armée se concentre dans le triangle sunnite (un des courants de l’Islam) située entre Bagdad, Tikrit et Fallujah, au centre du pays. Ce qui voudrait dire que la résistance se limite à des combattants sunnites proches de Saddam Hussein.

Mohammed Hassan. La résistance est généralisée dans tout le pays, même si elle prend des formes différentes au Sud, au Centre et au Nord. Le fameux triangle est surtout militairement parlant le plus favorable du pays pour une résistance de type guérilla.

Cette région n’est pas désertique comme au Sud, elle est fertile ce qui permet le ravitaillement en nourriture et elle est assez montagneuse. Ensuite, ce triangle a toujours été historiquement un des principaux centres culturels islamiques. Les plus grands intellectuels et chefs religieux du monde arabe sont morts à Bagdad. Enfin, cette région est effectivement habitée en majorité de Sunnites, mais les combattants proviennent de tous les courants religieux du pays.

Quand est-il du Sud où la résistance semble moins visible?

Mohammed Hassan. Début juillet, sept Britanniques ont été tués par la résistance près de Bassorah, la grande ville du Sud. La logistique US est constamment attaquée. Les camionneurs irakiens qui vont d’Irak au Koweït rapportent que les camions de l’armée US qui acheminent le ravitaillement vers Bagdad sont harcelés, brûlés et victimes de sabotage à répétition.

Cette région a une longue tradition nationaliste datant de la résistance à l’occupation britannique entre 1920 et 1922. Cette résistance n'avait pu être écrasée que par l’utilisation massive d’armes chimiques, sur ordre du futur Premier ministre Churchill, dit «le Chimique». Septante mille Britanniques avaient dû être envoyés à l’époque.

Dans le Sud, trois grands courants politiques anti-américains sont présents. D’abord, le courant chiite venu d’Iran. Pour eux, Saddam était un dictateur, ils veulent un État islamique. Ils veulent se donner le temps de s’organiser avant d’engager la confrontation avec les occupants. Ils veulent infiltrer la nouvelle administration en affirmant qu’elle doit être aux mains des Irakiens et chasser ainsi les Américains, mais aussi les forces laïques.

Il y a ensuite le courant de l’imam chiite Muqtada Al-Sadr, qui vient de former l’armée d’Al-Mahdi, du nom du12e Imam, fondateur du chiisme, disparu il y a douze siècles et sensé réapparaître pour mettre fin à l’oppression et à la corruption. Le 31 juillet, dix mille jeunes ont défilé à Najaf, ville sainte du chiisme, pour rejoindre cette armée. L’imam Al-Sadr exige la fin immédiate de l’occupation US. Contre le parti Baath (le parti de Saddam Hussein) mais également contre l’Iran: c’est un nationaliste arabe.

Enfin, il y a le courant issu du Parti Baath qui agit sous un autre nom au Sud. Il collabore notamment avec le respecté imam al-Sistani qui défend un Irak indépendant mais pas sous la forme d’un État islamique. C’est ce courant qui organise les attaques contre les camions de la logistique US qui traversent le Sud vers Bagdad.

Avec l’occupation qui se prolonge, les contradictions entre ces courants vont s’amenuiser et l’unité va se concentrer sur la question principale du moment: chasser l’occupant.

Bush a vu dans le meurtre des deux fils de Saddam un signe que la résistance irakienne touchait à sa fin. Info ou intox?

Mohammed Hassan. Le gouvernement US réfléchit de manière très mécanique et commet des erreurs grossières dues à son arrogance et son racisme. Je me souviens quand j’étais enfant, je regardais les westerns. Les affiches «Wanted: dead or alive» (recherché: mort ou vif) ornaient les bureaux des shérifs et des pauvres gens partaient à la chasse aux bandits pour faire fortune. Les États-Unis pensent que la mentalité du Far-West existe dans le monde entier. Mais les peuples du tiers-monde ne raisonnent pas ainsi.

Il y a dix ans, lors de l’agression US contre la Somalie, l’armée américaine avait mis à prix la tête du général somalien Aïdid, pour un montant de 500.000 dollars. Le lendemain, Aïdid est apparu dans un stade de Mogadiscio devant des milliers de personnes en déclarant: «J’offrirai 5.000 chameaux à celui qui pourra m’amener chez le général en chef US». Ce qui ne s’est jamais produit.

Ils ont mis la tête à prix de Saddam pour 25 millions de dollars un milliard de francs belges et celles de ses fils à 15 millions. Finalement après trois longs mois, quelqu’un a donné Uday et Qsay, les fils de Saddam.

L’armée US aurait pu les capturer, elle les a exécutés. Ils se sont battus pendant six heures face à 500 soldats. Le même jour, peu après leur mort, une manifestation de soutien à Uday et Qsay a eu lieu et un soldat US a été tué à Mossoul.

Puis, les Américains ont voulu montrer les visages défigurés des deux fils de Saddam. Ce qui a choqué les Irakiens car selon l’Islam, il est formellement interdit de montrer le visage des morts. Ils n’ont pas oublié non plus que Rumsfeld et Blair avaient dénoncé les Irakiens ayant montré des prisonniers de guerre américains et. britanniques à la télévision.

Avec cet acte, les Américains ont perdu complètement la bataille pour gagner l’opinion publique arabe. Le porte-parole du parti Wafd en Égypte, habituellement pro-américain, a été obligé de dire qu’il s’agissait d’un acte terrible commis par l’impérialisme le plus primitif et barbare que le monde ait connu.

C’est dans ce contexte que la Jordanie, sous pression de son opinion, a été contrainte d’accorder l’asile politique aux trois filles de Saddam Hussein. Sa fille aînée a ainsi déclaré: «Mon père a été trahi au plus haut niveau de l’armée lors de la guerre. Mais il continue aujourd’hui à résister comme un vrai patriote. J’appelle tous les Irakiens à intensifier la résistance contre l’occupant, non pas pour faire revenir mon père au pouvoir mais pour abattre la puissance coloniale.» Ce qui a encore accru le prestige de Saddam dans tout le monde arabe où ses portraits trônent dans les cafés d’Alger à Beyrouth.

Jamais un leader arabe ayant quitté le pouvoir, n’a été aussi populaire depuis Saladin, le chef militaire arabe qui chassa les Croisés de Jérusalem au 12e siècle. Aujourd’hui, devant la résistance croissante, les États-Unis cachent de plus en plus les informations. Nous sommes entrées dans la deuxième étape de la guerre.

La deuxième étape?

Mohammed Hassan. Oui, la première était celle où les États-Unis affirmaient qu’ils apportaient la paix et la stabilité en Irak. Et qu’ils s’agissaient de réduire les dernières poches de résistance du pouvoir de Saddam Hussein.

La deuxième étape est celle de «search and destroy» (chercher et détruire): arrestations massives, bombardements de villages, massacres et exécutions sommaires. Dans cette situation, même les paysans et les citadins les moins conscients vont entrer dans la résistance car leur propre vie est en danger.

Les Américains ont dit qu’il ne s’agissait que de petites poches de résistance. Puis ils ont parlé d’effondrement de la résistance après la mort d’Uday et Qsay. Maintenant, ils évoquent l’infiltration de l’extérieur et la présence de terroristes étrangers du réseau Al-Qaïda. Ils parlent aussi de plus en plus de l’implication de la Syrie et de l’Iran. Et des contradictions apparaissent même avec leur allié traditionnel, l’Arabie saoudite.

C’est la répétition du scénario du Vietnam. Au début, ils parlaient aussi de stabilisation, puis ils ont évoqué les infiltrations venues du Nord-Vietnam. Ils ont alors bombardé tous les villages où il y avait trace de résistance, puis ils s’en sont pris aux pays voisins, le Laos et le Cambodge.

Le Pentagone est une machine programmée pour entrer dans ce genre d’engrenage. L’impérialisme n’a pas le temps, il doit enregistrer des victoires rapides. Les peuples du monde, et celui d’Irak, ont le temps. Ils ont une capacité d’endurance extraordinaire. Les Vietnamiens l’ont démontré, les Irakiens le montreront.

Solidaire
L’auteur, Conseiller de Jean-Pierre

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