Eman Ahmed Khammas:
La Seule Solution Possible Est l'Arrêt de l'Occupation
Pendant le Forum Social Mondial à Mumbai (Inde), j'ai rencontré la
directrice du centre, l'Iraq Occupation Watch Center, Eman Ahmed Khammas. Elle y
participait comme moi au Tribunal mondial des femmes contre les crimes de guerre
des États-Unis. Dans son témoignage sur la situation en Irak sous l'occupation,
Eman fait preuve d'un regard pénétrant sur les événements dans son pays.
Pol
De Vos
Quelle est l'activité de l'Iraq Occupation Watch Center à Bagdad?
Eman Ahmed Khammas. Notre centre a été créé le 10 juillet 2003. Nous enregistrons tous les aspects de l'occupation en Irak, les décisions économiques, les lois, les changements politiques, les violations des droits de l'homme vis-à-vis des Irakiens, etc. Et nous avons un site Internet (www.occupationwatch.org) sur lequel nous publions nos rapports, des témoignages ainsi que de nombreux récits.
Quelles sont vos principales conclusions jusqu'à présent?
Eman Ahmed Khammas. Notre principale conclusion est que la force d'occupation viole tous les droits des Irakiens, qu'ils soient politiques, économiques ou moraux. Pour ne pas parler du droit à la souveraineté et à l'indépendance nationale.
Ainsi, il existe aujourd'hui de nombreux camps de prisonniers qui abritent au total 13.000 Irakiens. Certains d'entre eux sont des criminels de droit commun, mais beaucoup sont totalement innocents. Le problème c'est que ces gens sont condamnés à des peines de 6, 8, 10 mois de prison, sans comparaître devant un juge et sans voir un avocat. Et si un juge irakien les acquitte, les Américains refusent de les relâcher.
Parfois, c'est l'inverse qui arrive: un juge irakien condamne un criminel et le lendemain les Américains le remettent en liberté. La force d'occupation ne respecte donc pas la loi irakienne, alors que la convention de Genève oblige l'occupant à respecter les lois du pays occupé.
En outre, les Américains ont dissout de nombreux ministères et institutions publiques. Des dizaines de milliers d'Irakiens ont ainsi perdu leur emploi, alors que de nombreuses tâches essentielles de l'Etat ne sont plus remplies. Les vols et les attaques à main armée augmentent. Enfin, tous les problèmes engendrés par la faim et la misère ne font que s'aggraver.
Il y a aussi le cas des professeurs d'université et des scientifiques qu'on renvoie chez eux, soi-disant parce qu'ils étaient liés à l'ancien régime. C'est absurde, car tous les Irakiens avaient des liens avec l'ancien régime. Celui qui voulait devenir enseignant ou professeur, devait apposer sa signature sur des documents du parti. Celui qui voulait suivre une formation d'enseignant, devait adhérer au parti s'il voulait être reçu. C'était la même chose pour l'armée, le secteur public, partout.
Aujourd'hui, on effectue le même genre de sélection, mais en sens opposé.
La guerre a en outre endommagé ou détruit de nombreuses infrastructures, ce qui a encore aggravé le problème du chômage. Beaucoup de petites entreprises et de magasins sont fermés par manque d'électricité, suite aux problèmes de transport ou parce que les conditions de sécurité étaient déplorables. Enfin, pour expliquer la situation dans le pays, il faut évidemment parler aussi de la résistance à l'occupation.
Quelle est votre opinion sur la résistance irakienne?
Eman Ahmed Khammas. En réalité, c'est très simple: la résistance existe parce que l'Irak est occupé. Il y a une semaine, j'ai participé à un débat organisé par la BBC avec un colonel américain appartenant à la force d'occupation. Je parlais des problèmes des droits de l'homme, des assassinats, des arrestations, des blessés et des dévastations et il observait que tous ces problèmes n'existeraient pas s'il n'y avait pas la résistance.
Quand les Britanniques ont occupé l'Amérique au 18ème siècle, celle-ci a résisté. Si on occupe un pays, on peut s'attendre à ce qu'il résiste.
J'ai réagi assez rudement, en disant: «Vous êtes ici, vous occupez l'Irak et vous devez évidemment vous attendre à ce que le pays résiste. Cela va de soi. Quand les Britanniques ont occupé l'Amérique, celle-ci a résisté. C'est une évidence. Si on occupe un pays, on peut s'attendre à ce qu'il résiste». Il est resté bouche bée. Notre résistance est la conséquence de l'occupation. Elle est d'ailleurs justifiée, légitime. La convention de Genève précise que les peuples occupés ont le droit de s'opposer par tous les moyens dont ils disposent à l'occupation.
Lors du Tribunal des femmes contre les crimes de guerre des États-Unis, vous avez donné des exemples concrets de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre commis par les USA. Pouvez-vous en citez quelques-uns?
Eman Ahmed Khammas. En fait, je n'ai donné que quelques exemples, car si je voulais énumérer toutes les violations dont les Américains se sont rendus coupables en Irak durant les neuf mois écoulés, la durée du Forum social mondial ne suffirait pas Je ne pourrais plus m'arrêter.
Ainsi, les soldats américains ouvrent arbitrairement le feu, lorsqu'ils se sentent menacés. Depuis l'arrestation de Saddam Hussein ce sentiment d'insécurité s'est encore aggravé. Parce que beaucoup de gens participent à des actions, manifestent et demandent une amélioration de leur condition. Malgré l'arrestation de Saddam, les fusillades arbitraires se poursuivent.
Malgré l'arrestation de Saddam, la situation est restée la même. Elle empire même de jour en jour. Des gens qui protestent sont arrêtés collectivement. Les soldats entrent parfois dans un salon de thé et arrêtent toutes les personnes présentes. Je connais un cas concret d'un café, où trente personnes ont été arrêtées, y compris l'homme qui servait le thé et son fils qui était encore un enfant. Ils ont tous été incarcérés.
Pour quelle raison?
Eman Ahmed Khammas. Parce que les militaires croyaient que des membres de la résistance étaient présents dans le café. C'est la seule raison. Ils pénètrent aussi dans les maisons après minuit Ainsi, une mère a été arrêtée avec ses trois filles de 12, 19 et 23 ans. Le père était absent. La mère a 62 ans et elle est malade. En cours de route, elle a perdu ses médicaments. En prison, elle a eu des problèmes de tension artérielle. Elle souffre d'une maladie cardiaque, mais on l'a abandonnée à son sort. La petite fille de 12 ans est aussi restée en prison pendant deux jours. Elle était très angoissée et en a gardé un traumatisme.
Beaucoup de décisions sont prises pour diviser le peuple irakien. C'est un vieux principe colonial.
Elles ne savent pas pourquoi on les a arrêtées. Le père est commerçant. Il voyage beaucoup et quitte souvent l'Irak pour vendre des marchandises. Ils ne savent pas ce qui s'est passé. Lorsque nous leur demandons pourquoi les militaires sont venus, ils répondent: «A cause de certains informateurs». C'est un autre grand problème. Certains Irakiens dénoncent d'autres Irakiens auprès des Américains en prétendant qu'ils collaborent avec la résistance ou qu'ils ont de bons contacts avec des gens de l'ancien régime. Les Américains procèdent alors à l'arrestation de la famille, sans autre enquête. Les gens restent parfois des mois en prison sans aucune forme de procès. Personne n'examine leur cas.
Beaucoup de femmes ont été arrêtées, des femmes jeunes et âgées. Parmi elles, il y a des professeurs, des avocats, des activistes. Certaines ont été accusées d'être membre du parti Baath. C'est illogique et absurde. Si elles ont fait quelque chose, si elles ont nui à des personnes ou n'importe quoi, on peut les arrêter. On peut arrêter des personnes qui ont volé, assassiné, torturé. Mais on ne peut pas arrêter quelqu'un pour ses idées, ou parce qu'il est membre du parti Baath.
Comment mettre fin à cette situation?
Eman Ahmed Khammas. La seule et unique manière est de mettre fin à l'occupation. Ils doivent partir. Tant qu'ils sont là, la situation sera intenable en Irak.
Certains disent qu'il y aura encore plus d'instabilité si les troupes quittent l'Irak dans les conditions actuelles
Eman Ahmed Khammas. Ce sont les soldats américains qui créent l'instabilité! En vingt ans, j'ai connu trois guerres. Nous avons beaucoup de factions, beaucoup de nations et les conditions de vie sont mauvaises, entre autre à cause de l'embargo. Outre ces problèmes et ces complications, nous n'avons plus d'autorité publique depuis dix mois. Il ne faut pas croire qu'il y a une autorité irakienne ou une autorité américaine. Il n'y a aucune autorité. Pourtant, il n'y a pas de guerre civile. L'instabilité n'est donc pas créée par les Irakiens. Les Américains invoquent uniquement cet argument pour pouvoir rester. Ils créent eux-mêmes l'instabilité, délibérément. Pour le moment, beaucoup de décisions sont prises pour diviser le peuple irakien en ethnies, nationalités, factions Diviser pour régner. Un très vieux principe colonial.
Selon certains, l'occupant voudrait partager l'Irak en trois parties: l'une dans le nord, l'autre au milieu et une partie dans le sud. Qu'en pensez-vous?
Eman Ahmed Khammas. Effectivement, c'est ce qui se passe actuellement. Cela appartient à la stratégie de division Il y a la question du fédéralisme. Notez bien, le fédéralisme ne pose pas de problème en tant que structure de l'État. Les États-Unis sont un État fédéré, comme l'Inde et la Suisse par exemple. Mais ils veulent diviser l'Irak sur une base ethnique ou nationaliste. Cela provoquera des conflits, car après un tel partage, il y aura inévitablement des épurations ethniques et des groupes seront exterminés. Comme en Yougoslavie et au Kosovo. C'est la principale raison pour laquelle beaucoup d'Irakiens s'y opposent, organisent des manifestations etc.
Un tel partage est d'ailleurs illégal, car pour le moment, il n'y a ni autorité, ni pouvoir public. Ils ne sont pas en droit de décider quoi que ce soit, ni d'édicter des lois, tant qu'il n'y a pas de pouvoir irakien légitime.
Dernière question. Votre centre existe depuis plus de six mois. Avez-vous le sentiment d'apporter quelque chose?
Eman Ahmed Khammas. Nous pensons pouvoir apporter une contribution par deux moyens. D'abord, nous dénonçons au niveau international les crimes commis contre les Irakiens sous l'occupation. Pour que le monde sache ce qui se passe. Personne ne pourra dire «nous ne le savions pas»
Deuxièmement, nous aidons des familles et des individus. Une collègue italienne, Paula, travaille depuis deux mois essentiellement pour des Irakiens qui exigent un dédommagement des Américains. Des gens dont les proches ont été assassinés ou blessés, dont la maison a été endommagée Elle est une collaboratrice bénévole du centre. Elle a assuré le suivi de ces affaires, offert son soutien, contacté le barreau, cherché des avocats et aidé ces gens. De cette façon, nous essayons de relier la «grande dénonciation politique» au soutien direct aux victimes quotidiennes de cette occupation.
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